• - Les émotions, une arme anticancer?

    Les émotions, une arme anticancer?

    Par , publié le 24/09/2014 à 15:14

    C'est une piste dérangeante, y compris pour les médecins : les individus qui taisent leur ressenti et masquent leurs inquiétudes seraient plus exposés au risque de développer une tumeur. Il faudrait alors agir sur leur mode de relation aux autres. 

     

    Les émotions, une arme anticancer?

     

    Bernard Asselain, bio statisticien à l'Institut Curie, estime que "la personnalité joue sans doute un rôle important dans la manifestation du cancer."

     © JPGuilloteau/L'Express

     

    Tous les cancérologues ou presque le disent, sur le même ton réprobateur : beaucoup de leurs patients cherchent une explication à leur pathologie dans leur vie personnelle. Ils incriminent leurs problèmes conjugaux, leur licenciement, la rupture avec leur famille, la perte d'un être cher : "Si je suis tombé malade, docteur, c'est parce que j'ai perdu le moral, après ce que j'ai enduré pendant toutes ces années..."  

    A ces patients téméraires, il faudrait ajouter les prudents qui gardent leur conviction pour eux, par crainte de mettre leur médecin en colère. Car, dans le milieu médical, l'idée qu'un choc émotionnel ou un chagrin trop longtemps contenu puisse provoquer le cancer est taxée, au mieux, de pure croyance, au pire, de bêtise tout juste bonne à accabler des patients déjà tombés bien bas. 

    Deux champs de recherche complémentaires très actifs

    Les scientifiques, eux, jugent au contraire le sujet digne d'intérêt. Depuis plusieurs décennies, ils étudient des échantillons de population à travers le monde afin de vérifier si des facteurs psychologiques pourraient expliquer la survenue de cancers. Cette méthode ne leur a pas permis jusqu'ici de conclure, mais une nouvelle approche, née des progrès fulgurants de la biologie, apportera peut-être la réponse.  

    Yvane Wiart, chercheuse en psychologie à l'université Paris Descartes. Son enquête est centrée sur le profil des répressifs affectifs, dits aussi "alexithymiques".

    Yvane Wiart, chercheuse en psychologie à l'université Paris Descartes. Son enquête est centrée sur le profil des répressifs affectifs, dits aussi "alexithymiques".

    © JPGuilloteau/L'Express

    Deux champs de recherche complémentaires sont actuellement très actifs. Le premier porte sur les étapes conduisant à la formation d'une tumeur, en résumé, une cascade de mutations survenant accidentellement lors du renouvellement des cellules. Le second, sur les perturbations de l'organisme chez les individus en situation de stress prolongé. Le croisement de ces connaissances récentes ouvre une piste à la fois prometteuse et dérangeante : et si certaines personnes, davantage sensibles au stress psychologique en raison de leur caractère taiseux, étaient "prédisposées" à développer un cancer? 

    A l'université Paris-Descartes, la chercheuse en psychologie Yvane Wiart s'est lancée dans cette voie, explorant la littérature scientifique la plus ardue sur le sujet. Très vite, son enquête s'est centrée sur un profil spécifique d'individus, ceux qui "prennent sur eux" en toutes circonstances et se montrent d'humeur toujours égale. Passés maîtres dans l'art de réprimer leurs émotions, ces grands calmes ne laissent jamais rien paraître de leur colère ou de leur détresse. On les croit sereins mais, en réalité, leur mode relationnel tout en retenue soumet le corps à un niveau de stress élevé, faisant le lit du cancer. C'est en tout cas la thèse brillamment défendue par Yvane Wiart dans le livre Stress et cancer, quand notre attachement nous joue des tours, qu'elle vient de publier aux éditions De Boeck. A ses risques et périls... 

    Car le fait d'évoquer un lien possible entre le psychisme et la maladie peut, en soi, provoquer des réactions épidermiques chez les cancérologues. Pour s'en convaincre, il suffit d'un échange avec le spécialiste américain Siddhartha Mukherjee. Interrogé précédemment sur la question, l'affable lauréat du prix Pulitzer pour son histoire du cancer (1) a perdu son sangfroid. "Ceux qui propagent ce genre d'idées sont des charlatans ! a-t-il lancé. Qu'ils arrêtent de culpabiliser les patients ! Les gens finissent par croire que c'est leur faute s'ils sont malades, ils se disent qu'ils en sont là parce qu'ils se sont rendus malheureux, alors qu'ils ont besoin d'énergie pour se battre." 

    Un questionnement très fréquent chez les patients

    Avec les médecins français aussi, on avance en terrain miné. "Depuis que le monde existe, l'être humain tombé malade veut savoir pourquoi cela lui arrive, philosophe le Pr Simon Schraub, administrateur national à la Ligue contre le cancer. Il serait tentant de chercher la réponse dans le psychisme mais, à ce jour, rien ne permet d'affirmer que ce facteur intervient dans la survenue d'un cancer!" 

    L'Institut national du cancer (Inca), l'autorité chargée de coordonner la lutte contre la maladie, affiche, lui aussi, une position prudente. "Les études portant sur le rôle de la personnalité des patients dans le cancer sont contradictoires et ne permettent pas de confirmer un lien de cause à effet", affirme Hermann Nabi, l'épidémiologiste responsable du département recherche où l'on évalue le rôle des facteurs psychiques. Un brin kamikaze, le Pr Jacques Rouëssé a accepté de préfacer l'ouvrage d'Yvane Wiart.  

    Hermann Nabi, épidémiologiste à l'Institut national du cancer. "Les études ne permettent pas de confirmerun lien entre maladie et personnalité", selon l'Institut national du cancer.

    Hermann Nabi, épidémiologiste à l'Institut national du cancer. "Les études ne permettent pas de confirmerun lien entre maladie et personnalité", selon l'Institut national du cancer.

    © JPGuilloteau/L'Express

    "On ne peut pas balayer d'un revers de main un questionnement qui revient si souvent chez les malades, estime cet ancien directeur du centre de lutte contre le cancer René Huguenin à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), membre de l'académie de Médecine. C'est pourquoi j'ai apporté ma caution à cette démonstration audacieuse mais rigoureuse, qui s'appuie sur plus de 300études scientifiques internationales." Pour Yvane Wiart, l'erreur consiste à mettre tous les travaux dans le même sac. "Ce lien n'apparaît pas quand les catégories psychologiques utilisées pour classer les sujets sont mal définies, tranche-t-elle. Mais il est net dans les études qui des répressifs affectifs, que les neurobiologistes ont rebaptisés "alexithymiques"". Du grec lexis (mots), thymos (humeur), précédés du "a" privatif, l'alexithymie désigne la difficulté à exprimer ses émotions. 

    Les effets du stress chronique

    Dans un portrait à grands traits, la chercheuse décrit l'individu alexithymique comme "faisant preuve d'une certaine incapacité à identifier ses émotions, à les mettre en mots [...]. Il privilégie les aspects pragmatiques des situations, qu'il est capable de décrire très en détail. Sa vie imaginaire se révèle assez limitée, ainsi que ses capacités d'introspection. Il recourt de préférence à l'action, surtout lorsqu'il est confronté à des expériences chargées d'affect. Il a tout autant de difficultés à reconnaître et à faire face aux émotions d'autrui, et il fait alors preuve d'un certain manque d'empathie."  

    Autrement dit, l'alexithymique se montre efficace pour résoudre les problèmes matériels, mais se retrouve désarçonné, voire paralysé, quand l'affectif s'en mêle. Il cherche donc à éviter les conflits, se montrant le plus souvent coopératif et extrêmement patient visà- vis des autres. On retrouve le même profil sous d'autres noms, "type 1" ou "type C", dans les recherches menées à partir des années 1980 sur les personnalités prédisposées au cancer. 

    S'il ne fallait retenir qu'une seule des nombreuses études citées dans l'ouvrage, ce serait, pour Yvane Wiart, celle de l'éminent psychologue britannique d'origine allemande Hans Eysenck. Ce spécialiste a suivi pendant dix ans, en Yougoslavie, 1 353 personnes âgées d'une soixantaine d'années. Chez les sujets de "type 1", 46,2% sont décédés d'un cancer, contre seulement 0,6% chez les personnes à l'écoute de leurs émotions, regroupées dans le "type 4", considéré comme protecteur vis-à-vis de la maladie. On retrouve le même écart chez d'autres sujets vivant, eux, en Allemagne. "Quand ces chiffres ont été publiés, en 1988, ils ont suscité le doute, sous prétexte qu'ils étaient trop beaux pour être vrais ! s'exclame Yvane Wiart. Mais le principal détracteur d'Eysenck les a vérifiés et, finalement, il a présenté des excuses publiques." 

    Comment expliquer, cependant, qu'on puisse se "fabriquer" une tumeur à force d'avaler des couleuvres et d'ignorer son propre ressenti? La clef pourrait se trouver dans les mécanismes de réaction au stress, en grande partie élucidés aujourd'hui. Selon la thèse d'Yvane Wiart, les répressifs affectifs, qui ne savent ni formuler leurs besoins affectifs, ni deviner ceux des autres, sont soumis à de fortes tensions relationnelles. "Cette forme méconnue de stress chronique a les mêmes effets que d'autres, plus évidentes, comme la pression au travail ou encore l'arrivée d'un enfant lourdement handicapé dans une famille", affirme la psychologue. 

    Lesquels? D'abord, un affaiblissement des défenses immunitaires. Le stress fait notamment baisser le nombre et l'efficacité des globules blancs chargés de l'élimination des cellules anormales, dont les cellules cancéreuses. Ensuite, et c'est moins connu, il agit au coeur même des chromosomes, ces bâtonnets formés de brins d'ADN porteurs de l'information génétique de chaque individu. 

    "La personnalité, un rôle important dans la manifestation du cancer

    La biologiste américaine Elizabeth Blackburn, couronnée en 2009 par le prix Nobel, a montré qu'il accélère l'usure naturelle des télomères, des embouts de protection situés à l'extrémité des chromosomes. A force, les brins "s'effilochent", comme ceux des lacets de chaussure. Quand la cellule se duplique, il se produit des erreurs de copie de l'ADN, c'est-à-dire des mutations potentiellement malignes. La cellule mutée n'a plus qu'à profiter de la perturbation du système immunitaire pour passer au travers des mailles du filet. 

    Siddhartha Mukherjee, cancérologue au Presbyterian Hospital de New York. "Qu'ils arrêtent de culpabiliser les patients! Les gens finissent par croire que c'est leur faute s'ils sont malades."

    Siddhartha Mukherjee, cancérologue au Presbyterian Hospital de New York. "Qu'ils arrêtent de culpabiliser les patients! Les gens finissent par croire que c'est leur faute s'ils sont malades."

    © JPGuilloteau/L'Express

    Afin de nourrir le débat, L'Express a demandé à deux scientifiques reconnus de se plonger dans l'ouvrage d'Yvane Wiart. Pour Hermann Nabi, l'épidémiologiste de l'Inca, le livre "repose sur l'idée, fausse, qu'on sait tout sur le déclenchement du cancer". Et d'ajouter : "Il reste beaucoup trop de zones d'ombre pour que la démonstration soit convaincante." A l'institut Curie, à Paris, Bernard Asselain, chef du service de biostatistiques, estime au contraire que "le raisonnement se tient" et que, oui, "la personnalité joue sans doute un rôle important dans la manifestation du cancer". Mais il lui paraît difficile, au vu des connaissances actuelles, de dire dans quelles proportions. 

    L'urgence, pour Yvane Wiart, n'est pas là. Elle réside dans la prise de conscience, chez les répressifs affectifs, de l'impact négatif sur la santé de leur manière d'être. Rejoignant en cela l'opinion de chercheurs spécialisés dans la chimie des émotions, elle souligne que la qualité des liens tissés avec l'entourage ménage l'organisme sur le long terme. Et que si, chez l'humain, être éminemment social, le mode relationnel s'installe dès l'enfance, il n'est jamais trop tard pour en changer.  

    "Le principal obstacle tient à notre refus instinctif, une fois adulte, d'examiner en détail les conditions dans lesquelles nous avons grandi, les manques affectifs dont nous avons pâti, parce que nous continuons à vouloir protéger l'image de nos parents", souligne la psychologue. Il s'agit, en somme, de porter un regard lucide sur la manière dont on a été élevé. Pas si facile, mais manifestement salutaire. 

    (1) L'Empereur de toutes les maladies. Une biographie du cancer (Flammarion). 


    Source : l'Express

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